Le Bonheur d’Assia :
soleil soviétique
Le Bonheur d’Assia



En pleine préparation d’un long article sur les cinémas de l’est des années 60 pour le prochain Ciné-Bulles, je me régale de films hongrois, tchèques, polonais, soviétiques… L’occasion idéale de garnir le Ciné-club de Kino Pravda d’œuvres qui, pour la plupart, ont connus des sorts troublés. Le schéma de base semble être celui-ci : un jeune réalisateur est découvert, son premier film est jugé original et fait sensation, son second pose problème, et la censure tombe, rigide comme un couperet… Cette histoire fut exactement celle d’Andreï Konchalovski. Le cinéaste de 80 ans, toujours actif aujourd’hui (son petit dernier Paradis a été projeté au dernier Festival du Nouveau Cinéma), a débuté en 1965 avec Le Premier maître. Deux ans plus tard, il réalise Le Bonheur d’Assia ou « L’Histoire d’Assia Kliatchina, qui aima, mais ne fut pas mariée ». Le film est aussitôt mis à l’index. Il ne sera largement diffusé qu’à la fin des années 80.
Le Bonheur d’Assia est un pur chef‑d’œuvre de cinéma humaniste. Son récit est simple : Assia, jolie campagnarde blonde, ouvrière dans un kolkhoze (ferme collective) près de Gorki, a deux prétendants. Le premier, Stepan, est un chauffeur brutal qui la met enceinte, puis la maltraite et l’ignore. Le second, Sacha, revient de la grande ville spécialement pour elle. Il l’aime sincèrement et veut l’épouser, quoiqu’il arrive. Mais Assia refuse de choisir, ni de dépendre de l’un ou de l’autre. Elle décide plutôt d’élever son enfant seule, car « sa vie ne fait que commencer ».
Si les ingrédients de base sont tout indiqués pour un mélodrame, le résultat est beaucoup plus fin. Konchalovski a ici réalisé un film-emblème du dégel du cinéma soviétique : une histoire contemporaine avec des gens ordinaires, pas des modèles, pas des héros. Son interdiction d’alors est une bonne manière de prendre toute la mesure de l’ampleur de la censure. Le Bonheur d’Assia n’a en effet rien du brûlot politique et apparaît même, aux yeux occidentaux du moins, plutôt patriotique. Les motifs classiques russes (icônes, déchirantes ballades à la balalaïka, gueuletons arrosés de vodka) et soviétiques (chants « identitaires », séquences aux champs, exaltation de la machine) sont bien présents, mais l’ensemble n’est pas glorifié. La méthode Konchalovski est totalement naturaliste. Tout est authentique, les dialogues, les décors, les situations; seuls trois interprètes sont des acteurs de métier, les autres, de véritables paysans du cru. Ils n’en sont pas moins remarquables.
Le film suit le rythme de la vie au kolkhoze, au gré des saisons, avec ses passages obligés (la moisson), ses moments de travail intense, mais aussi de détente : une pause au soleil, un banquet extérieur, des fêtes, des danses, les enfants qui courent partout. En parallèle du récit d’Assia, les villageois racontent leur histoire. La Seconde Guerre mondiale n’a que vingt ans et beaucoup en portent encore les stigmates. Leurs confessions sont fortes, belles, profondément émouvantes.
Aussi âpre que puisse paraître l’existence quotidienne des paysans de l’époque, le film la traduit avec une certaine légèreté et, oserai-je le dire, avec sensualité. Cela tient bien sûr à la lumière, omniprésente, à la blondeur des blés, et à la merveilleuse Ia Savvina, interprète d’Assia, dont la photo pourrait accompagner la définition de « solaire » dans le dictionnaire. L’héroïne qu’elle incarne est exceptionnelle à plusieurs niveaux. Au premier abord modeste, voire soumise, elle se révèle indépendante, volontaire, courageuse, un véritable modèle proto-féministe avant l’heure. Trente ans plus tard, Konchalovski a donné une suite à son histoire : dans Riaba ma poule (1994), Assia vit toujours au village, et s’adapte mal aux réalités d’une nouvelle Russie « libérée ». Un paradoxe de plus dans la quête du bonheur.