Manic :
fracture de l’intime
Manic
de Kalina Bertin



« Manic » : le terme désigne l’épisode maniaque, c’est-à-dire la phase d’hyperactivité ultra pour celui qui est atteint de troubles bipolaires. Celle-ci peut alors être euphorique, délirante, voire dangereuse. C’est aussi le titre que Kalina Bertin a choisi pour son premier long-métrage documentaire. La réalisatrice est très jeune; son projet, éminemment personnel. Sa force immense et sa portée universelle n’en sont que plus remarquables.
Kalina Bertin propose très courageusement un voyage au cœur de son histoire familiale. Au début de l’aventure, la réalisatrice a 24 ans et voit avec effroi ses proches sombrer aux mains de la maladie mentale. Durant quatre ans, elle creusera la piste paternelle et ira de surprise en surprise. Répondant aux noms de Sean, George et Daniel selon le temps et le lieu, son père a vécu la grande période hippie en tant que guide spirituel. Entouré d’amis/disciples, cet « être lumineux », ce « faiseur de miracles » a eu quinze enfants avec cinq femmes différentes, des Caraïbes à Hawaii en passant par la Colombie-Britannique et la Thaïlande. Il était surtout un tyran, un menteur pathologique et un escroc. Une sorte de Charles Manson version soft, avec un charisme fou et un pouvoir de persuasion hors du commun. Était-il bipolaire, maniaco-dépressif, tout cela en même temps ? Sa mort tragique (il a été assassiné) n’élucide rien, bien au contraire.
Le tout débute comme un film de famille. À la plage, les enfants sont heureux et complices sous le soleil… puis nous les retrouvons adultes. Le frère est aux prises avec des problèmes de drogue et enchaîne les épisodes de psychose. La sœur se dit « hantée » et reçoit des messages de Dieu. Entre les deux se débat Kalina Bertin, caméra à la main. À travers une forme hybride (archives, photos, témoignages du passé et du présent), son film brasse des questions essentielles et passionnantes. Quelle est la part de l’inné et de l’acquis dans la filiation ? L’hérédité nous condamne-t-elle à perpétuer les failles et les douleurs ? Quel poids doit-on porter, et où se situe notre marge de manœuvre lorsqu’on est issu d’une lignée inaugurée par l’alcoolisme, le stress post-traumatique et la violence ?
Manic, c’est aussi la rencontre de « personnages » bouleversants. La réalisatrice filme sa famille immédiate dans une proximité extrême, et ne craint pas les grands moments de fragilité. N’importe qui d’autre à sa place pourrait se retrouver taxé de voyeurisme, mais l’intimité partagée avec ses sujets ainsi que son immense délicatesse font office de bouclier. Même en pleine crise de panique, la sœur, qui canalise ses émotions par la peinture dans un style naïf et mystique, demeurera d’une clairvoyance hallucinante. Quant au frère, d’une absolue tristesse, il demandera une seule fois d’arrêter la caméra lorsque la pression deviendra insupportable. Il déclarera aussi dans un moment de lucidité : « It’s nice to see something coming out of all of this madness ».
Avec ses pointes de violence vive, ses moments plus apaisés et son univers sonore immersif et inquiétant, Manic est un portrait extrêmement vrai sur la maladie mentale, couplé d’un récit familial étonnant. Cette œuvre ultrasensible est aussi un moyen de faire le deuil d’un père.
Manic prendra l’affiche à Montréal ce vendredi 2 février à la Cinémathèque québécoise, puis voyagera vers Québec au cinéma Le Clap dès le 9 février.