Sur la lune de nickel :
glace, métal et mémoire
Sur la lune de nickel
de François Jacob



Norilsk, dans l’Arctique russe, au nord du 69e parallèle. La ville du nickel, mais aussi du cuivre, ces métaux indispensables aux mille objets de notre existence. En plus d’être isolée géographiquement, la cité est hors d’atteinte pour les étrangers, qui doivent détenir un sauf-conduit spécial du gouvernement pour y accéder… 177 000 habitants cloîtrés dans l’immensité, perchés sur un permafrost farci de carcasses de mammouths. C’est le décor complètement ahurissant que François Jacob a choisi pour son premier long-métrage documentaire. À l’image de son titre à la fois poétique et mystérieux, Sur la lune de nickel est tout simplement fascinant.
Norilsk fut créée artificiellement dans les années 30 par les prisonniers des purges staliniennes. Ces intellectuels de haut niveau, qui étaient l’élite du pays, se sont retrouvés à creuser des mines sans fond, à la pointe du fusil. Impossible de s’enfuir de l’enfer blanc. 650 000 d’entre eux sont passés par le goulag jusqu’à la déstalinisation du milieu des années 50. Aucune tombe ne marque leur odyssée : « leur cimetière, c’est la glace éternelle ». Une histoire complètement méconnue dont presque personne ne parle aujourd’hui — la censure est bien vivante en Russie. Mais l’héritage du cette souffrance demeure, gravée dans l’ADN de la ville. François Jacob donne la parole aux habitants du Norilsk d’aujourd’hui. Ils sont mineurs, évidemment, mais aussi ingénieurs, graphistes, écrivains, metteurs en scène, collégiens. Il y a les survivants de la grande terreur, ceux qui ont vu la mort dans les yeux plusieurs fois. Il y a ceux qui travaillent sur ce passé innommable, à la force du poignet, se battant contre la force de l’oubli. Il y a ceux qui regrettent leur éden soviétique perdu. Il y a ceux qui ont fui les problèmes de l’existence et pour qui le nord glacé représente la liberté ou l’aventure. « J’aime l’extrême », confiera ainsi un colosse moustachu. Et les jeunes? Sans surprise, ils veulent souvent fuir. Captivé, le spectateur suivra tous ces parcours entrelacés.
À Norilsk, il y a ceux qui travaillent sous terre et ceux qui sont à la surface. La technologie moderne a peut-être amélioré l’environnement physique des mineurs, mais pas leur santé psychologique, toujours à la merci de grandes pressions. En bas, les galeries nous invitent à une plongée directe dans la psyché de Germinal… ou à un véritable film d’horreur. Machines-monstres tapies dans l’ombre, lumières incertaines, symphonie de bruits métalliques : toute une poésie souterraine et inquiétante. En haut, quelques immeubles haussmanniens pour les plus nantis, des rangées de tours en béton pour les autres, et d’innombrables cheminées fumantes qui créent un constant nuage noir résistant même au soleil d’été. Sublimes images, terribles réalités.
Comment la vie s’organise-t-elle à Norilsk? « Tu arrives, tu travailles, tu gèles, et tu t’en vas », le tout sous les portraits conjoints de Lénine et Poutine. Attirés par les salaires alléchants mais brisés par un labeur éreintant, les travailleurs ne font plus que passer. L’omnipotente entreprise Norilsk Nickel décide de tout, régissant une société encore très conformiste. Un genre d’embrigadement. Dieu/la patrie/la compagnie : les anciennes et nouvelles Russie se confrontent, tandis que certaines âmes courageuses tentent de reconstituer la mémoire de la ville, ses drames et ses révoltes, un passé qui ne passe toujours pas. Malgré la bruyante solidarité slave qui anime ses habitants, Norilsk est-elle condamnée à devenir une ville-fantôme? François Jacob capte parfaitement l’ambivalence d’êtres humains attachés à leur « cratère lunaire » autant qu’ils ont des rêves plein la tête. Reste la statue de Lénine, emprisonnée dans les échafaudages, qui ne peut s’échapper… Désenchanté mais et envoûtant, Sur la lune de nickel offre beaucoup au spectateur : un élan de voyage, un discours historique passionnant, et un regard à la fois dur et humaniste sur le présent. Un premier film qui force l’admiration.
Sur la lune de nickel est actuellement à l’affiche de la Cinémathèque québécoise en version sous-titrée en français. La sortie de la version sous-titrée en anglais est prévue pour ce vendredi 27 octobre.