L’Année des treize lunes ::
éclats de songe
L’Année des treize lunes
de Rainer Werner Fassbinder



Délaissons un peu les nouveautés pour retrouver un temps le confort du ciné-club de Kino Pravda. Coming out du jour : je n’aime pas que le cinéma roumain, j’aime aussi beaucoup le cinéma allemand ! Et je l’aime de l’avant-garde expressionniste jusqu’à l’explosion de Maren Ade, en passant par les jeunes gens en colère du Neuer Deutscher Film des années 60–70. Justement, en vue de la publication d’un grand article dans le prochain numéro de Ciné-Bulles, je suis actuellement en train de me replonger dans l’œuvre de Rainer Werner Fassbinder (1945–1982). Quarante films en treize ans pour cet iconoclaste hyperactif : à chaque jour suffit son Fassbinder, ou presque. Je savais déjà que ce cinéma intense et fascinant était fait pour moi, mais plus je m’y frotte, plus je suis soufflée. Tout y est exceptionnel : le regard acéré sur l’intolérance de Tous les autres s’appellent Ali (1974), l’atroce cruauté ordinaire du Droit du plus fort (1975), le portrait acide de l’après-guerre dans Le Mariage de Maria Braun (1979)… et puis cet ovni, toujours un peu à part et moins célèbre, moins facile, moins acclamé que ses confrères, celui dont je vais vous parler aujourd’hui : L’Année des treize lunes (In einem Jahr mit 13 Monden, 1978).
Un mythe ancien voudrait que chaque année offrant treize pleines lunes porte, en quelque sorte, malheur. Les personnes plus sensibles, fragiles ou dépressives, en souffriraient. 1978 était l’une d’entre elles. Dans le corpus de Fassbinder, cousu d’engagement politique et de commentaire social, ce film est une pause poétique et expérimentale, qui n’en est pas moins d’une grande force. Le spectateur est invité à suivre Elvira, talons hauts et chapeau à voilette, qui autrefois s’appelait Erwin, avant l’opération de Casablanca. Dès les premières scènes, elle se fait brutalement abandonner par son amant, un acteur miteux qu’elle entretenait depuis des années. Accompagnée d’une prostituée empathique nommée Zora la rouge, Elvira promène sa solitude dans les rues de Francfort. Elle y fait des rencontres, parfois cocasses, souvent glauques ou désespérées. Elle retourne dans le couvent où, petit orphelin, elle fut élevée par les sœurs; elle confronte ses traumatismes d’enfance; elle visite l’abattoir où elle travailla naguère; elle revoit son ex-épouse, sa fille, et le fameux Anton Saitz, celui à qui elle avait avoué son amour et qui lui avait alors répondu : « Si seulement tu étais une femme… ».
Bien plus qu’un film de narration, L’Année des treize lunes en est un de déambulation, où le réalisme n’a pas sa place. Le parcours d’Elvira pourrait tout aussi bien se passer dans sa tête. Les scènes très fortes, quasi insupportables parfois, se couplent à des instants suspendus hors du temps. Fidèle à une habitude bien ancrée chez lui, Fassbinder manie bravement la distanciation brechtienne, et ose coller des vers de Goethe par-dessus les flots de sang des abattoirs. Il ose aussi de nombreux glissements de ton, de l’apathie profonde au quasi burlesque. Il ose enfin un personnage de transsexuel qui ne correspond à aucun code, ni ceux de l’époque, ni ceux d’aujourd’hui. Elvira n’est pas devenue femme pour des raisons d’identité profonde, ni même en raison de son orientation sexuelle. Sa transition demeure mystérieuse, quasi magique. C’est une figure précieuse, très touchante, magnifiée par le portrait en éclats furtifs que lui dédie Fassbinder. Volker Spengler l’incarne dans une prestation iconique aux côtés d’une autre habituée de l’univers du réalisateur, la vénéneuse Ingrid Caven. À la hauteur de son titre envoûtant, L’Année des treize lunes est sombre, décousu, too much, poétique, déroutant… et complètement magnétique. Ha, la belle liberté des seventies!