Un journaliste au front :
caméra au poing
Un journaliste au front



« Si ça dégénère, ils vont s’en prendre aux médias, alors tu suis mes instructions très rapidement » : c’est ainsi que Jesse Rosenberg met en garde celui qui le serre de près depuis deux ans, Santiago Bertolino. Le réalisateur a suivi le reporter en Égypte, pour couvrir les élections et le procès des journalistes d’Al-Jazeera; en Cisjordanie, à Gaza et Israël, alors qu’une troisième intifada se pointait le bout du nez; et enfin à la frontière de la Turquie et de l’Irak, sur les traces de ceux qui combattent l’État islamique. Un parcours exténuant, passionnant, dangereux, fondamental.
Un journaliste au front est le deuxième long-métrage documentaire du montréalais Santiago Bertolino après Carré rouge sur fond noir, réalisé dans l’urgence du printemps érable en 2012. Il débute à Toronto, alors que Rosenberg profite d’un bref retour pour aller chez le dentiste et dîner chez ses parents. Mais son véritable chez-lui, c’est le Moyen-Orient, cette poudrière qui semble maintenant dicter tout le sort du monde et que le commun des mortels éviterait d’emblée pour son prochain voyage. Rosenberg est un journaliste indépendant. Il n’est lié par aucun contrat d’exclusivité et collabore autant au Monde diplomatique, au Toronto Star, au Guardian qu’au Daily Beast. Il propose lui-même ses sujets. Les pitchs qu’il rédige à ses éditeurs, assortis de budgets détaillés, lui prennent autant de temps que les articles en eux-mêmes. C’est une nouvelle réalité médiatique. Et comme toujours, la médaille à deux côtés : pile, la précarité; face, l’indépendance. Et cette dernière variable est plus que jamais essentielle.
Entre le réalisateur et son sujet, on sent la complicité, sans éviter quelques petits instants d’agacement ou d’urgence incarnés par des « Santiago, arrête de filmer immédiatement! ». La caméra portée de Bertolino, que l’on ne voit jamais et que l’on l’entend très peu, colle carrément aux basques de Jesse Rosenberg. Elle visitera même la ligne de front de l’État islamique de manière saisissante. C’est un véritable film d’action à hauteur d’homme, avec très peu de moments contemplatifs, même si l’attente fait partie intégrante du travail du journaliste. Dans plusieurs régions, de simples déplacements sont carrément ubuesques. Rosenberg fait confiance aux fameux fixers, ces professionnels locaux qui agissent autant comme guides que comme interprètes, souvent de manière totalement clandestine et au péril de leur vie. Il conserve les témoignages à l’ancienne, à l’aide du bon vieux duo papier-stylo, quoique le iPhone n’est jamais loin. Le danger non plus! Chez le reporter en zone de guerre qui hésite à porter son gilet pare-balles, il y a toujours un peu de la tête brûlée.
Le film aligne les images saisissantes, notamment lorsque Rosenberg va à la rencontre des combattants du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), ceux-là mêmes qui étaient au cœur d’un autre excellent documentaire produit par l’ONF, Gulîstan, terre de roses de Zaynê Akyol. La joie millénaire du journaliste de tenir « une bonne histoire » se couple à quelques écueils. On n’est jamais à l’abri du commanditaire qui fait défaut ou d’une banale panne de voiture. Il y a aussi tout un monde de désillusions à digérer : les moqueries de procès, les 96, 91 % de voix obtenues aux élections « démocratiques » par le maréchal Al-Sissi, voir les gens faire les mauvais choix, appuyer sans réserve les dictateurs, se faire massacrer ou afficher une violence bestiale… de quoi réduire en poussière nos beaux idéaux d’occidentaux démocrates. Mais Rosenfeld insiste : il ne fait pas ce métier pour simplement informer, il souhaite provoquer des actions concrètes et prend clairement position sur la responsabilité de l’Occident dans la cascade de catastrophes au Moyen-Orient.
Présenté en clôture aux derniers RIDM, Un journaliste au front prend l’affiche dès aujourd’hui à la Cinémathèque québécoise, soulignant du même coup la Journée mondiale de la liberté de presse. C’est un must pour qui s’intéresse à la géopolitique ou tout simplement au documentaire de qualité.