Les Fleurs bleues :
In Memoriam
Andrzej Wajda
(1926–2016)
Les Fleurs bleues



Lorsqu’Andrzej Wajda est décédé en octobre dernier, je venais tout juste de commencer le blogue et j’étais en plein Festival du Nouveau Cinéma. Je me souviens encore parfaitement sortir d’une projection pour courir vers une autre (classique), jeter un coup d’œil à mon téléphone et voir ce message d’une amie : Wajda est mort. Vite, vérifier la validité de l’information. C’était vrai. L’âme cinématographique de la Pologne, nous avait quittés — m’avait quittée.
Bien sûr, Wajda avait 80 ans au compteur et avait accédé au rang de vétéran il y a bien longtemps. Mais tout de même, cette maudite année 2016 continuait de me ravir toutes mes idoles : David Bowie tout d’abord, le choc ultime, puis Andrzej Zulawski, et maintenant Wajda. Gotlib allait leur succéder en décembre, quelle poisse. Mauvaise année pour les génies, mauvaise année pour les rebelles…
J’avais découvert Andrzej Wajda tout juste avant de commencer ma maîtrise en cinéma. À la recherche d’un sujet et depuis toujours très attirée par l’Europe de l’est, je regardais des films tchèques, roumains, hongrois, butinant au hasard. Du cinéma polonais, je ne connaissais pas grand-chose, que les films de Kieślowski coproduits avec la France et leur sublime musique signée Zbigniew Preisner. J’étais en attente de la déflagration. Elle est venue avec L’Homme de marbre (1977), incroyable enquête cinématographique sur le passé staliniste de la Pologne, un film plein d’énergie et de pugnacité qui m’a plongée dans les vertiges de l’histoire. Bien sûr, je ne comprenais pas encore la moitié des tenants et aboutissants de la trajectoire d’Agnieszka, cette jeune femme au chignon blond, perchée sur ses talons et alignant les cigarettes, qui courrait partout et interrogeait tout un chacun pour comprendre le rise and fall de Mateusz Birkut, le maçon-modèle des Soviétiques. Je ne savais rien encore des démêlés de Wajda avec la censure étatique qui a interdit le film après une première sortie en catimini. Je ne pouvais pas décrypter les plans à clef qui faisaient référence à des événements historiques encore tabous. Je n’imaginais pas le quart de la moitié du courage de Wajda.
Les deux années suivantes, je les ai passées à analyser L’Homme de marbre et sa suite à la fois logique et inespérée, L’Homme de fer (1980). Ce second opus, réalisé dans l’urgence et l’enthousiasme suite à la victoire momentanée du syndicat libre Solidarność, est un rare exemple de cinéma ayant réussi à prendre le train de l’histoire en marche. Le cinéma brèche dans le Rideau de fer! Quel culot, quelle euphorie! Ces deux années, je les ai également passées à me plonger dans l’œuvre de Wajda, près de quarante films. J’ai découvert Kanał (1957), l’odyssée funeste des résistants dans les égouts de Varsovie. Tout est à vendre (1969) et ses jeux passionnants sur la vérité et la fiction. Paysage après la bataille (1970) et sa peinture étrange des camps de la mort. Noces (1973) et ses virevoltantes séquences de foule et de délires. La Terre de la grande promesse (1974) et son histoire d’amitié trahie sur fond de Révolution industrielle. Sans anesthésie (1978) et la descente aux enfers d’un prof d’université soupçonné de s’être acoquiné avec l’Ouest. Et puis, deux autres chefs‑d’œuvre qui ont instantanément intégré mon panthéon personnel : Cendres et diamant (1958) et Danton (1983). À chaque fois, tout un monde fascinant. J’en aurais pleuré lorsque j’ai remis mon mémoire de maîtrise. Pas envie de me séparer de mes héros.
Malgré la dictature et les aléas de la vie et de la création, Andrzej Wajda n’avait jamais quitté la Pologne. Il est mort en octobre dernier chez lui, à Varsovie, et je profite aujourd’hui de la sortie montréalaise de son film-testament, Les Fleurs bleues, pour lui rendre hommage. Le grand acteur Bogusław Linda y interprète Władysław Strzemiński, peintre polonais, d’abord chantre de l’art d’avant-garde puis conspué par le régime et réduit au silence par les diktats du réalisme socialiste des années 50. C’est un film très délicat, très émouvant. Un film qui brasse pour une ultime fois les thèmes chers à Wajda : la Pologne, l’histoire, et surtout, la liberté de l’artiste. Un film qui clôt une œuvre immense. Un film dont le romantisme contagieux me donne envie d’aimer pour toujours la Pologne et son cinéma!