Les Terres
Lointaines :
voyage
immobile
Les Terres Lointaines
de Félix Lamarche



De tous jeunes hommes à qui on rase la tête. Leurs collègues plus âgés, la cigarette au bec, rigolent avec complicité. Personne ne sait plus trop d’où vient la tradition, mais ce qui est sûr, c’est que bientôt, ces presque adolescents perdront leur « virginité » et embarqueront pour leur premier voyage. Le premier d’une longue, très longue série… c’est une nouvelle vie, celle de marin.
Cette étrange et fascinante séquence ouvre le film de Félix Lamarche. Les Terres lointaines : logiquement le nom d’une agence de voyages, c’est aussi le titre du premier long-métrage du réalisateur indépendant qui, après avoir campé un court dans l’univers des marins (Des hommes à la mer), leur consacre maintenant un film entier. Sur le cargo, dont les marchandises nous resteront inconnues, l’équipage est exclusivement masculin. À l’écran, ils seront huit, une équipe improbable formée de Hollandais et de Philippins. Entretien, nettoyage, surveillance, manutention, ils partagent tous des gestes répétitifs et mystérieux qui confinent à la cérémonie occulte. Sous forme de conversations simples mais surtout de monologues, ses hommes seront chacun leur tour croqués dans leur élément : à la cuisine, sur le pont, dans la cabine. En plans fixes, ils se confieront sur leur routine, leurs aspirations, leurs rêves. Aucun commentaire extérieur et documentariste quasi absent, la forme est d’une grande sobriété.
Félix Lamarche s’attache ici aux pas de figures suspendues hors réalité. Ces hommes aux destins variés consacrent leur au voyage, et pourtant, ils ne poseront jamais ou presque le pied dans l’enfilade de ports anonymes qu’ils croisent. C’est le « voyage immobile », comme dirait Étienne Daho. Quel paradoxe! Parfois, ils ont l’impression d’être prisonniers. Certains rêvent d’une vie à terre et de voir grandir leurs enfants, d’autres attendent impatiemment le prochain retour à la maison, mais tous insistent sur les constants défis de leur travail et sur ce fameux « envers du décor » qui les a surpris. En théorie, ces hommes vivent une rare liberté; en réalité, ils se retrouvent complètement isolés dans l’espace. Heureusement, il y a internet… quand celui-ci fonctionne! Et puis il faut parfois combattre les éléments et savoir aligner la vitesse du cargo à celle de la nature — tout un art. La mer est toujours pleine de surprises et de dangers.
L’extrême solitude du marin et son étrange sentiment de passer à côté de la réalité de l’existence sont très bien captés par le film. En outre, Les Terres lointaines nous offre de sublimes images nocturnes assorties de compositions ensoleillées, souvent ultra symétriques. La machinerie aux couleurs éclatantes (blanc, jaune) forme des tableaux saturés et surprenants. L’univers des bateaux, c’est aussi des bruits omniprésents et constants, des sons métalliques qui scandent et assourdissent. Lorsque, comme moi, l’on apprécie la musique industrielle, on y trouve une certaine poésie! Évidemment, si vous aimez la surcharge d’information et le rythme rapide, fuyez ce documentaire résolument contemplatif. Mais si vous cultivez un certain sens de l’observation hors du temps, vous goûterez sûrement son charme parfois enveloppant, parfois décalé, ainsi que ses cadres rigoureux. Et puis il y a la ligne d’horizon, complètement hypnotisante, et l’eau… à perte de vue.
Présenté en première aux derniers Rendez-vous du Cinéma Québécois, Les Terres lointaines y a reçu le Prix Pierre et Yolande Perrault pour un premier long-métrage documentaire. Il prendra l’affiche à Montréal dès ce vendredi 24 mars à la Cinémathèque québécoise.